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Cet obscur sentiment que l’on nomme la honte

« J’ai envie de m’évanouir« . Phrase insolite qui interpelle en moi le médecin avant même l’analyste. Car Emmanuelle n’a pas dit : « je me sens m’évanouir« , ou « je vais m’évanouir« , expressions usuelles d’une personne qui perçoit un malaise physique poindre en elle, et, sentant son corps la lâcher, donne l’alerte. Mais « j’ai envie de m’évanouir« . Ici, c’est le Sujet qui dit son désir de se lâcher.

Toute la dimension de la honte est contenue en cette courte phrase : la division interne profonde, la faille d’entre le Sujet et un regard supposé Autre où s’origine le sentiment qui morcelle, la violence du cri qui retourne à son insu le Sujet contre lui-même, la croyance de l’illégitimité de son désir d’exister Sujet, alors que l’illégitimité ne se vit que dans la mort corporelle.

C’est à ce parcours de la honte que je vous invite, lecteurs.

La honte est un obscur sentiment, qui se vit le plus souvent en silence, s’autoalimente et s’enracine dans le sentiment d’illégitimité à exister – ou exister dans sa différence.

La honte est émotion brute face à la perte de frontières. Telle jeune femme se croit dévoilé dans son intimité, et l’émotion la saisit, brutale. Elle rejoint l’émotion trouble de l’enfant qui, questionnant sa mère sur le mystère de la vie, est cloué sur place,devant « tous », d’un « tu n’as pas honte de poser des questions pareilles ?« . Le sentiment de honte surgit dans l’opération même de ce dévoilement – réel ou fantasmé – de l’intime et du plus secret de soi sur la place publique. Elle signe le saisissement d’une perte brutale de frontière entre soi et l’autre. Plus d’espace soudain pour l’indicible du Sujet ! Tout se lit, tout serait dit, et vu, des pulsions qui l’habitent ! L’émotion brute et sidérante dit la brutalité de l’effraction de la limite entre le sujet et l’autre. Certes, cette effraction vient de l’intérieur en quelque sorte. Certes, elle est le plus souvent fantasmatique et révèle la difficulté du sujet à vivre sa frontière dans son rapport au monde. La honte est un sentiment social.

Isabelle rougit. Et ce rougissement est comme un ultime rempart qui se dit dans le corps, à fleur de peau, afin de préserver un territoire de l’intime, afin de poser une frontière entre elle et le monde, entre son espace psychique propre et l’espace psychique de ceux qui l’entourent. Rempart contre un dévoilement supposé, et ressenti comme tel, de son espace pulsionnel. Car si la culpabilité renvoie à la légitimité d’expression du désir, la honte renvoie, plus archaïquement, à la légitimité du désir lui-même d’un sujet désirant.

La honte porte en elle tout à la fois l’émotion et le jugement. Elle dit la faille d’un modèle intériorisé, elle supporte l’aveu d’un manquement au modèle intériorisé qui est vécu comme déshonorant de soi : « j’ai si honte d’avoir honte« . Le sentiment de honte est la marque d’une civilisation, d’une famille portée par un conformisme social implacable, qui ne laisse pas de place à la différence, à la finitude : « je suis marquée au fer rouge« , dira Isabelle.

Troisième particularité du sentiment de honte : il porte en outre l’angoisse d’être exclus du groupe, c’est à dire non seulement la crainte du retrait d’amour, mais celle de garder le moindre intérêt pour un tiers. Car le sujet vit ce qui était l’objet de son plaisir soudain comme un objet de pudeur, pis de dégoût et de honte.

Le trait social de la honte a été remarquablement analysé par l’anthropologue Ruth BENEDICT. Dans son livre Le chrysanthème et le sabre (1987) qui analyse la société japonaise en tant que civilisation de la honte, la civilisation occidentale étant vue comme civilisation de la culpabilité.

« Pour eux (les Japonais) l’idée que la recherche du bonheur est un but digne de ce nom dans l’existence est une doctrine surprenante et immorale. A leurs yeux, le bonheur est une détente à laquelle on s’adonne quand on peut; mais lui conférer la dignité d’une chose à partir de quoi l’État et la famille doivent être jugés, c’est tout à fait inconcevable. (…) Les Occidentaux sont gens à considérer comme un signe de force la révolte contre les conventions, et la saisie du bonheur en dépit des obstacles. Mais les forts, selon le verdict japonais, sont ceux qui ne tiennent pas compte du bonheur personnel et remplissent leurs obligations. La force de caractère, pour eux, se montre dans l’obéissance aux règles, non dans la révolte« .

L’incitation à la vertu relève du mécanisme de la honte. Et R. BENEDICT porte une attention particulière à la locution « vivre comme quelqu’un de déjà mort » employée par les japonais.

En fin de compte, le comportement japonais est très fortement influencé, à travers toute l’existence par l’autre et son regard, d’autant plus que l’autre, ce sont parfois les membres du même groupe d’appartenance : « on est assuré du soutien de son groupe seulement dans la mesure où les autres groupes vous approuvent; si des étrangers au groupe vous désapprouvent ou vous critiquent, votre propre groupe se retournera contre vous et fera office d’agent de répression jusqu’à ce que l’individu que vous êtes puisse contraindre le groupe adverse à retirer ses critiques« .

Quand le jugement de chacun compte, la vertu consiste à naviguer sur la carte des relations interpersonnelles. Celui qui vient troubler les lignes de cette carte désoriente les autres. Pour que chacun puisse se comporter selon l’ordre des choses, il faut que tous s’y conforment. La honte est un sentiment social qui comporte un trait de conformisme majeur.

Article 3.

« Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » (Déclaration universelle des droits de l’homme).

Il est indispensable en thérapie de faire le rapprochement entre le sentiment de honte et l’agir en violence. Entendre le sentiment d’illégitimité d’existence qui existe derrière la violence qui agit le sujet – qui n’a plus le contrôle -, donne du sens à son histoire, et permet l’émergence d’une agressivité positive régulée.

Il n’est certes pas aisé de définir la violence. Où commence-t-elle ? En quoi est-elle différente de l’agressivité et de la destructivité ?

La violence représente avant tout une défense contre une menace sur l’identité. Elle va agir ce que le sujet craint de subir en menaçant à son tour l’identité d’autrui ; le besoin de l’autre est vécu par la personne violente et honteuse comme un envahissement par cet autre qui n’est plus saisi comme un vis à vis, mais est vécu comme une force aspirante. Son besoin de l’autre n’est plus ressenti comme tel par le patient dépendant, mais comme un pouvoir qu’autrui aurait sur lui. En d’autres termes, le patient se sent menacé dans son identité propre.

Pour donner à la violence toute sa signification, il faut se pencher sur les circonstances de déclenchement de la violence. Celles-ci renvoient à ce qui pourrait constituer l’essence du phénomène de violence, et qui est la menace narcissique du Moi. Les aménagements secondaires de cette violence (agressivité, colère, selon le degré de mentalisation et de gestion de nos pulsions archaïques) reflètent pour leur part le niveau d’organisation du Moi et es aptitudes à aménager une distance entre soi et l’autre.

En effet, si on regarde ce qui déclenche la violence on se rend compte que c’est la menace sur l’identité, que cette menace soit objective ou purement fantasmatique. La réponse violente naît en miroir de la menace ressentie par le sujet. La violence est une tentative de différenciation abrupte avec l’autre.

Ainsi, tout le monde a tendance à réagir à une blessure narcissique avec embarras et colère, mais les expériences les plus intenses de honte et les formes les plus violentes de rage narcissique surviennent chez les individus pour qui le sentiment d’exercer un contrôle absolu sur leur environnement est indispensable pour le maintien de l’estime de soi.

Concernant la rage narcissique, le but thérapeutique n’est ni la transformation directe de la rage en agression constructive, ni l’établissement direct du contrôle de la rage par le Moi autonome. Notre travail est de soutenir la transformation graduelle de la matrice narcissique de laquelle émerge la rage. Si ce but est atteint, les « agressions » du Moi narcissique pourront être employées au service d’ambitions réalistes d’un Moi sécurisé, suffisamment étayé et établi.

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