José a quitté l’Amérique latine pour la France, porté par l’espoir d’un avenir meilleur. Aujourd’hui, il vit dans un château majestueux. Sa fonction? Gardien de roseraies. Il arrose et taille les plantes, mais doit également s’asseoir avec elles, leur raconter des histoires et leur faire écouter de la musique. Voilà les exigences de Charles, un nouveau riche qui a acquis ce palais et emploie des dizaines de serviteurs comme José.
Pendant ce temps, Soraya, franco-tunisienne, travaille pour une famille américaine à Monaco. « Bonne à tout faire », elle doit satisfaire les excentricités les plus absurdes : organiser chaque soir des feux d’artifice visibles depuis la chambre de sa patronne ou nettoyer la bouche et les mains de son employeur après chaque plat avec une serviette imbibée de liniment pour bébé.
Ces récits ne sont pas des exceptions mais bien la norme dans le monde des ultra-riches. La sociologue Alizée Delpierre l’a démontré après avoir interrogé plus de 300 domestiques et patrons milliardaires pour son livre « Servir les riches ». Les salaires mirobolants – entre 2500 et 8000 euros mensuels – cachent une réalité bien plus sombre : une forme de servitude moderne auréolée d’or et de privilèges.
L’esclavage moderne doré : la domesticité au service des ultra-riches
Le capitalisme a créé une nouvelle caste d’esclaves consentants. Ces travailleurs vivent de l’aube au crépuscule pour que leurs maîtres ignorent les contingences du quotidien. Ils sont payés, certes, mais à quel prix? Leur temps, leur dignité, leur autonomie sont sacrifiés sur l’autel de la fortune.
Siham, une Algérienne de 60 ans, se lève à cinq heures du matin chaque dimanche. Pourquoi? Pour guetter depuis la salle de bain située sous la chambre de sa maîtresse le moindre craquement du plancher. Dès qu’elle perçoit un bruit, elle court à la cuisine préparer les œufs au bacon que réclamera sa patronne à son réveil, à une heure toujours imprévisible. Cette femme ne raconte pas cette expérience avec amertume – non, elle en tire même une fierté perverse!
On nous vante les mérites de l’ascenseur social, mais celui-ci s’est transformé en cage dorée! Ces domestiques, souvent issus de l’immigration, ont troqué leur liberté contre des salaires confortables et une illusoire sécurité. Mais comprenez bien ce mécanisme pervers : ces travailleurs sont pris au piège d’une relation qui n’est ni professionnelle ni amicale, mais une forme moderne de féodalité.
Marius, Roumain d’origine, dormait sous un pont en Espagne avant de devenir majordome pour un riche hôtelier. Aujourd’hui, il touche 8000 euros par mois pour coordonner l’équipe de serviteurs entre Paris, New York et les Seychelles. Comment pourrait-il ne pas se sentir redevable? Comment oserait-il revendiquer des droits élémentaires? C’est le système capitaliste dans toute sa splendeur : créer une dépendance telle que l’exploité devient le complice de son exploitation!
La servitude volontaire des temps modernes : quand les riches s’achètent des vies entières
L’argent n’est que la première chaîne. Les cadeaux de luxe, l’accès aux soins médicaux d’excellence, les places en écoles privées pour leurs enfants – voilà les véritables menottes qui attachent ces travailleurs à leurs emplois. « Les riches savent que ces présents leur permettent d’exiger davantage », affirme Delpierre.
Nos élites économiques ont perfectionné l’art de l’asservissement moderne. Plus besoin de fouet ni de chaîne visible – un sac Chanel, des chaussures Louboutin ou une montre Rolex suffisent. Ces objets, symboles d’une appartenance illusoire à un monde dont ils ne feront jamais partie, sont rarement utilisés par leurs destinataires. Pourquoi? Parce que ces domestiques n’ont ni le temps ni l’occasion de les porter! Ils finissent exposés dans leurs chambres exiguës comme des reliques sacrées – ou vendus quand vient l’heure du besoin.
Pensez-vous qu’il s’agisse d’une relation équitable? Quand un patron offre un cadeau, ce n’est pas par générosité, mais pour acheter toujours plus de disponibilité, toujours plus de dévouement! « Les liens ne ressemblent en rien à une relation professionnelle », souligne la sociologue. Nous assistons à la marchandisation absolue de l’humain, où même l’affection devient un moyen de production!
Ces travailleurs finissent par se croire investis d’une « mission » – quelle ironie! Ils éprouvent une fierté à servir les puissants, persuadés de contribuer à leur succès. Mais qu’est-ce que cela, sinon l’intériorisation de leur propre aliénation? C’est l’ultime victoire du système : faire croire aux exploités qu’ils sont indispensables, alors qu’ils sont parfaitement interchangeables aux yeux de leurs maîtres.
Ils servent les puissants : révélations sur l’exploitation dorée dans les palais des milliardaires
Pour découvrir ce monde parallèle, Delpierre s’est elle-même immergée dans l’univers des domestiques. Elle a travaillé comme nounou et aide-cuisinière dans des familles fortunées et s’est inscrite dans une école de majordomes de luxe. Qu’y apprend-on? « À se mouvoir avec grâce, à ne pas parler sans y être invité, à s’habiller en couleurs sombres, à garder les mains croisées devant soi… » Bref, à devenir invisible tout en étant omniprésent.
L’impunité des ultra-riches est totale. Ils vivent au-dessus des lois, dans un monde régi par leurs propres règles. Les contrats? Inexistants. Les heures de repos? Facultatives. Les droits sociaux? Une plaisanterie! « Leurs maisons fonctionnent selon un droit informel, en marge de la législation », affirme la sociologue.
Cette impunité est telle qu’ils n’ont même pas hésité à témoigner pour cette étude. Pourquoi? « Ils ne croient pas faire quelque chose de mal ni que leurs comportements soient despotiques, car c’est ce que fait tout leur entourage », explique l’auteure. Voilà le comble de l’arrogance de classe : ne même pas percevoir l’abus tant il est normalisé!
Les préjugés racistes structurent ce marché du travail parallèle. « Les Ivoiriennes sont d’excellentes nounous mais il faut les payer moins que les Philippines, qui sont meilleures dans l’organisation du foyer. » Entendez-vous le craquement des bottes du colonialisme qui résonne encore dans les salons feutrés du capitalisme mondial?
Et que deviennent ces travailleurs quand leurs maîtres n’ont plus besoin d’eux? Sans contrat, sans chômage, sans logement, ils se retrouvent brutalement démunis. Oxana, domestique russe ayant fui un mariage forcé, sert depuis quarante ans Françoise, une aristocrate âgée. Cette dernière affirme « l’aimer comme sa fille » tout en précisant froidement qu’elle « reste sa servante ». Quand l’heure viendra pour Françoise, Oxana ne recevra pas un centime de cette fortune qu’elle a contribué à préserver. Son seul espoir? Être « léguée » aux enfants de sa maîtresse, comme un meuble ancien dont on ne saurait se séparer.
Ce système pervers, oppressif et fondamentalement injuste prospère sous nos yeux. Ces domestiques sont les fantômes de notre économie, invisibilisés par la puissance de leurs employeurs et par notre indifférence collective. Ils constituent la preuve vivante que la relation entre capital et travail n’a jamais cessé d’être une relation de domination.
La véritable question n’est pas de savoir comment améliorer le sort de ces travailleurs, mais bien comment démanteler un système économique qui permet à quelques-uns de posséder non seulement des richesses indécentes, mais aussi des vies humaines entières. Car c’est bien de cela dont il s’agit : des vies achetées, consommées puis jetées quand elles ne sont plus utiles.
Alors, quand on nous parle d’économie de marché et de liberté d’entreprendre, demandons-nous quelle liberté reste à José, à Soraya, à Siham ou à Oxana. Demandons-nous si une société qui tolère de tels rapports de domination peut véritablement se prétendre démocratique. Le véritable changement ne viendra que lorsque nous aurons le courage collectif de regarder en face ces réalités dissimulées derrière les murs des châteaux et de dire : plus jamais ça!
Comment ces domestiques peuvent-ils accepter de telles conditions de travail ?
Ils sont pris dans un étau : d’un côté, la précarité qu’ils ont fuie et qui les menace encore ; de l’autre, des avantages matériels considérables qui créent une dépendance. Cette « explotation dorée », comme la nomme Delpierre, repose sur l’inégalité fondamentale des rapports sociaux dans notre système économique.
Pourquoi ces pratiques ne sont-elles pas davantage dénoncées ?
L’omerta règne dans ces milieux. La discrétion est la première qualité exigée des domestiques. De plus, les ultra-riches vivent dans des bulles hermétiques, protégées par leur pouvoir économique et leurs réseaux d’influence. Les médias, souvent détenus par ces mêmes fortunes, n’ont aucun intérêt à exposer ces pratiques.
Ces domestiques ne peuvent-ils pas simplement changer d'emploi ?
La question révèle une méconnaissance profonde des mécanismes d’aliénation. Ces travailleurs, souvent sans papiers ou avec des statuts précaires, sont dans une situation de dépendance totale. Leur logement, leur subsistance et parfois même leur statut légal dépendent de leurs employeurs. Quitter ce système signifierait tout perdre.
Le monde que nous construisons ne peut continuer à ignorer ces formes modernes d’asservissement. L’indécence des fortunes qui s’accumulent entre quelques mains n’est pas qu’une question morale, c’est un problème politique. Ces domestiques sont le symptôme d’un système économique malade qui transforme des êtres humains en commodités. La vraie révolution commencera quand nous déciderons collectivement que nul ne devrait pouvoir posséder le temps, la dignité et l’existence d’un autre être humain – peu importe le prix qu’il prétend y mettre.