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Chronique “Vibrations jamaïcaines”

C'était en 2008, peu avant la sortie de son premier ouvrage. Jérémie Kroubo Dagnini nous avait parlé de son travail et de son approche de la musique jamaïcaine. La sortie du livre qu'il préparait alors était venue confirmer tout le bien qu'on était en droit d'en attendre. Mais il ne décrivait que les périodes antérieures au début des années 1970 et d'un point de vue strictement jamaïcain, de quoi laisser un vide chez certains fans de Reggae. Entre temps, J. K. D. m'a fait le plaisir de publier ici-même l'interview de Mark Downie, activiste de la scène Reggae anglaise de longue date. L'intérêt de cet entretien n'est pas à démontrer vu le vécu du personnage, mais surtout, il nous aiguille sur quelques-unes des nouvelles dimensions abordées par l'auteur dans son nouvel opus. Ayant lu ce dernier avec intérêt, c'est peu de le dire, il est désormais temps de voir dans quelle mesure cet ouvrage remplit sa mission…

C'est en quatre parties que cette histoire des musiques jamaïcaines est construite. Mento, Ska, Rocksteady et Early Reggae sont traités dans la première : rien de plus logique, puisqu'elle décrit la mise en place de l'industrie musicale de l'île et les conditions dans lesquelles ce petit monde a évolué, établissant les bases propices à la naissance du plus grand courant musical jamaïcain qui ait vu le jour : le Reggae Roots. Celui-ci est traité dans la seconde partie, autour de deux pivots principaux : rastafari et Bob Marley. Le premier décrit et explique la naissance d'un courant spirituel constamment mis en avant par le second via le medium qu'est la musique Reggae durant la période où celle-ci outrepasse le cadre des rivages jamaïcains pour atteindre le monde entier. La troisième partie, quant à elle, se superpose partiellement aux deux premières tout en amenant le lecteur au présent pour lui présenter les différentes formes prises par la musique jamaïcaine à travers les évolutions techniques et thématiques qu'elle a intégrées. Dub, Dub Poetry, Toast, Ragga, Dancehall : c'est bien de ces genres dont il est question, jusqu'à nos jours. Enfin, dans sa dernière partie, l'auteur entreprend un tour du monde où l'influence de la musique jamaïcaine est recherchée dans ses formes les plus évidentes, que ce soit sur ses auditeurs ou sur les artistes qui l'ont en tout ou en partie repris à leur compte.
Le découpage que j'ai essayé de rendre tel que proposé dans ce livre est déjà bien intéressant en lui-même et ça n'est pas peu dire que j'ai été surpris par le contenu de la troisième partie qui a fini par se poser là, tout à fait légitimement. Parce qu'au-delà des clivages de styles dont cette construction rend compte, c'est une histoire de la Jamaïque et des jamaïcains qui est proposée au lecteur. Rien d'exclusif, c'est même d'une logique absolue. Mais dans mes souvenirs de lectures, je n'ai pas mémoire d'ouvrages où cette histoire de l'île apparaît aussi nette, comme condition sine qua non au développement de la musique jamaïcaine. C'est d'ailleurs la problématique de l'ouvrage que de présenter et décortiquer le processus social, politique et culturel qui a conduit à l'apparition des différents courants musicaux présentés. Statistiques démographiques, africanité, influences musicale et idéologique des USA voisins, évènements politiques, religieux ou culturels locaux : l'auteur établit systématiquement le parallèle entre ces données ou faits historiques et les évolutions clés de la musique jamaïcaine ; et même mieux puisqu'il dévoile dès que possible les liens explicites qui les nouent en proposant au lecteur la traduction des paroles d'une ou plusieurs chansons ou encore des extraits des multiples entretiens qu'il a menés auprès de nombre d'acteurs qui illustrent les théories qu'il propose. Et le tout, bien entendu, annoté de force références bibliographiques. Un travail de titan!
Passée cette présentation, mon point de vue sur l'ouvrage. Sur le fond d'abord et concernant les années 60 : J. K. D. ne s'est pas contenté de reprendre sa première publication telle quelle. Il l'a remaniée et complétée de nouveaux exemples et démonstrations qui donnent tout son sens à son propos. Pour la suite, on peut être quelque peu décontenancé par la place tenue par Bob Marley dans sa présentation de la période 70's, mais force est de reconnaître que la démarche tient bien la route tant son objectif premier, celui de faire le lien entre histoire jamaïcaine et histoire de la musique jamaïcaine n'est jamais perdu de vue. Mieux encore puisque l'internationalisation du Reggae et des idées qu'il véhicule se posent là, comme une évidence, via le prisme Marley. En ce qui me concerne, ce serait d'ailleurs cracher dans la soupe que de rejeter cette influence majeure. Enfin, il m'est plus difficile de me positionner pour les styles et périodes les plus récents dans la mesure où ils ne font pas vraiment partie de mes centres d'intérêt. Mais c'est justement là qu'un tel écrit prend toute sa valeur en décrivant les processus, continuités et cassures qui ont permis l'émergence de tel ou tel courant idéologique ou musical, permettant au final une vue d'ensemble bien articulée sur le sujet. Autant dire que pour le non-initié, ce livre constitue une entrée toute indiquée dans ces univers multiples. Plus ponctuellement, certains poncifs véhiculés par d'autres ouvrages sur le Reggae et ses influences sont remis en question. Celui qui me tient le plus à cœur à travers ce site concerne évidemment les skinheads qui ne sont pour le coup pas simplement ou naïvement mis côte à côte avec le qualificatif “raciste” : là encore, une description documentée fait état de nuances et remet les choses à leur place. Il fallait bien ça dans le cas d'un phénomène qui est né avec le Early Reggae! Ceci dit, mon humble avis me fait regretter l'absence des styles qui ont rythmé les années 60 dans la partie consacrée aux reprises de la musique jamaïcaine dans le monde. Bon, “absence” est un grand mot puisque la période 2-Tone n'est bien entendu pas passée sous silence, et pour le cas des USA, des groupes tels qu'Hepcat ou les Slackers sont cités comme faisant partie des chefs de file des artistes influencés par la musique jamaïcaine. Dommage que ça n'ait pas été le cas pour la France, par exemple, où ce courant fut bien présent dans les années 1990-2000 et encore aujourd'hui, comme au Japon par ailleurs. Mais force est de constater que c'est un aspect plutôt marginal dans le développement des styles jamaïcains autour du monde : il n'y a qu'à voir ce que signifie “Reggae” dans l'esprit du premier venu. Et je ne pense pas que l'intention de J. K. D. ait été de servir un cliché quelconque. En effet et premièrement, il n'a pas hésité à en remettre plusieurs en cause ; deuxièmement, avec l'histoire de rastafari, de Bob Marley et de l'internationalisation du Reggae qui part de thèmes originellement locaux, le parti pris est clairement de poser le Reggae comme un style militant appartenant aux sufferers. C'est un fait et partant de là, c'était certainement le meilleur moyen de présenter les différentes formes de son implantation de par le monde. Dans un sujet aussi vaste, il fallait bien faire des choix. D'ailleurs et pour terminer sur le fond, j'ai ressenti un certain militantisme africaniste, toutes proportions gardées, à la lecture de cet ouvrage, ce qui lui donne plus de chaleur et de couleur qu'une simple description froide et distante. A tort ou à raison : ça n'est que mon sentiment et c'est ma chronique! Enfin, sur la forme, le côté académique impose quelques redondances qui finalement permettent de bien assimiler les faits présentés. Surtout et même avec quelques rares coquilles, ce côté universitaire ne déteint pas sur sa lisibilité : c'est très clair, tout se lit très facilement, aussi détaillé que ça puisse l'être.
Ma conclusion : sans aucun doute l'ouvrage français de référence pour comprendre et assimiler les évolutions des musiques populaires jamaïcaines dans leur ensemble, qu'on y ait déjà été introduit ou pas et sans se perdre dans les méandres innombrables et embrouillés des artistes, producteurs et rues de Kingston. Là, c'est un autre palier, palier qui devrait être franchi avec le prochain projet de Jérémie Kroubo Dagnini, à savoir la traduction de People Funny Boy.
Alors, à bientôt!
[25/12/2011]
LONDON 69/ Henrique Simoes
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